Décryptage #3 | Rupture[s]

Entretien avec Fabien Bottini

Magazine Science & Société | Décryptage #3 | Rupture[s]

 


Enseignant-chercheur en droit public, membre de l’Institut Universitaire de France et titulaire de la chaire neutralité carbone, Fabien Bottini explore les voies disponibles pour faire face aux différentes ruptures en cours.

Dans le cadre de vos travaux et de la chaire neutralité carbone, quelle signification attribuez-vous au mot « rupture » ?

Dans mon champ de recherche, la rupture évoque un changement de monde : nous passons d’un monde où l’accès facile aux biens de consommation était la norme grâce à la mondialisation, à un monde marqué par les circuits courts dans lequel il faudra gérer les pénuries. Nous devons nous y préparer en évitant les écueils.

Le principal écueil a trait à la collapsologie, théorie consistant à prévoir un effondrement des autorités, entraînant un retour de l’anarchie où l’Homme redeviendrait un loup pour l’Homme.

L’objectif de la Chaire Neutralité Carbone est de permettre d’accompagner à la fois rapidement et en douceur les ruptures attendues des transitions écologique et économique, sans laisser personne sur le bord de la route.

 

Ces transitions doivent-elles être pilotées par la base ou par le haut ?

Généralement, les collectivités locales déclinent les décisions prises au niveau étatique, européen ou international. Mais faut-il encore raisonner comme cela ? Les administrations locales sont en première ligne face aux impacts négatifs des transitions en cours. Leurs élus sont en contact avec les individus les plus démunis et donc les plus affectés par les conséquences économiques de ces transitions.

Il faut inverser la logique et donner plus de marge de manœuvre aux territoires, en recentrant les niveaux étatique, européen ou international sur un travail de planification. C’est la tendance en France.

 

L’état français appliquerait-il actuellement une politique de planification plus accrue ?

Depuis les années 70, des principes majeurs ont été établis : par exemple, le principe de développement durable, qui implique une intégration de la contrainte environnementale dans toutes les politiques publiques. Aujourd’hui, nous nous emparons davantage de ces grands principes. C’est la même chose pour la planification. La France a une certaine expertise de la planification depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Par la suite, la planification est devenue plus sectorielle et plus locale : on peut citer les Plans Locaux d’Urbanisme dans le cadre de l’intercommunalité.

Actuellement, la planification retrouve une dimension nationale, pilotée par l'ex. Première ministre Elisabeth Borne, ce qui n’est pas anodin. Derrière une impression de continuité, on assiste à une véritable rupture.

 

Auriez-vous d’autres exemples à citer ?

Oui, il existe d’autres exemples significatifs. Le premier concerne la logique concurrentielle du marché. Depuis le tournant des années 1980, l’État se concentrait sur l’essor de l’initiative privée, dans l’idée d’encourager les entreprises nationales à partir à l’assaut du marché mondial. Depuis la crise sanitaire, la rupture tend à assigner un autre rôle à la logique concurrentielle du marché : l’idée n’est plus tant de produire des richesses que d’accélérer le passage d’une économie carbonée à une économie décarbonée, ce qui se traduit dans la Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE).

Un autre exemple concerne les « droits fondamentaux » des entreprises qui prévalaient dans les années 1970 pour faciliter leur implantation.

Cette expression est concurrencée un peu plus chaque jour par les « droits humains », renvoyant l’Homme à sa condition et à sa sensibilité, à la misère d’autrui et aux souffrances de la nature. Ce qui représente une nouvelle rupture.

 

Quels sont les domaines sur lesquels il faut appuyer pour accompagner les transitions ?

Nous pouvons nous inspirer de ce qui se fait ailleurs, mais aussi faire preuve d’imagination. La Chaire Neutralité Carbone veut adopter une approche systémique, en cherchant à transformer la société dans son ensemble et à devenir force de proposition aux niveaux local, national, européen et international. L’avenir va ressembler à un état de crise quasi-permanent : les services publics comme les entreprises doivent développer une expertise en gestion de crise et en résilience, pour s’adapter rapidement à toutes les situations. La sobriété devient dans le même temps un de leur principe directeur. Les services et entreprises publics doivent de ce point de vue montrer l’exemple et gérer les pénuries à leur niveau.

Ainsi, les administrations locales sont encouragées à installer des panneaux photovoltaïques sur leurs bâtiments afin de devenir autosuffisantes en énergie, voire d’en fournir aux opérateurs économiques de leur territoire. Elles doivent aussi développer les circuits courts. La difficulté est double : personne ne doit être laissé de côté, et il ne faut pas non plus débrancher la France des flux de la mondialisation, car les échanges entre les États sont une condition du succès des transitions.

Les acteurs publics doivent être mobilisés, les entreprises et citoyens aussi, d’une façon qui donnerait presque l’impression d’un retour de la « corvée générale ». De ce point de vue, le crowdsourcing (externalisation d’une activité vers un tiers), au départ inventé pour générer des sources d’économies dans le contexte d’une économie ouverte de marché, permet désormais de mobiliser l’intelligence ou la force de travail de chacun pour contribuer au succès des transitions.

La rénovation thermique des bâtiments individuels, les débats sur le service universel obligatoire, le conditionnement du RSA tout comme l’idée de faire planter des arbres par chaque enfant de 6ème sont autant d’exemples du rôle actif que peuvent jouer les citoyens face au défi des transitions.

 

Vous sentez-vous plutôt optimiste ou pessimiste quant à ces transitions ?

Je me sens réaliste face aux ruptures qu’elles induisent. Il est essentiel de travailler sur plusieurs scénarios, comme le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), afin de fournir un cadre théorique et opérationnel aux pouvoirs publics pour qu’ils agissent de manière optimale face aux futurs possibles. Nous avons vu avec la crise sanitaire à quel point les scénarios peuvent changer rapidement. Tout en travaillant sur l’adaptabilité des politiques publiques, un noyau dur indérogeable de règles doit émerger pour concilier les droits humains avec les sacrifices qu’impliquent les transitions, en nous recentrant sur l’essentiel et agir avec les moyens disponibles.

L’objectif de la Chaire Neutralité Carbone 2040 est de permettre d’accompagner, à la fois rapidement et en douceur, les transitions écologique et économique.

Fabien Bottini , Enseignant-chercheur en droit public

La chaire neutralité carbone 2040 de Le Mans Université, pluridisciplinaire, a été lancée en mai 2022.
Elle regroupe des enseignants-chercheurs issus de l’ensemble des laboratoires de l’université. La diversité de leurs thématiques de recherche va permettre d’accompagner le territoire dans son évolution, en repensant l’urbanisme et les mobilités, en développant de nouvelles énergies, en aidant aux changements dans l’industrie, l’agriculture et nos habitudes de modes de vie.

 

Fabien Bottini, enseignant-chercheur en droit public et membre de l'Institut Universitaire de France
Laboratoire de droit Thémis-UM