Décryptage #3 | Rupture[s]
Entretien avec Céline Béguin
Magazine Science & Société | Décryptage #3 | Rupture[s]
Le métavers qui intéresse Céline Béguin, enseignante-chercheuse en droit prive, est celui qui est un lieu de travail et de formation, pas seulement un lieu de loisirs. Il représente tout un monde de défis juridiques et de possibilités.
Pourquoi est-il nécessaire selon vous de réguler le métavers ?
Nous devrions plutôt parler des métavers, car ils sont multiples. Les métavers représentent de nouveaux lieux qui génèrent de plus en plus d’interactions et deviennent un média social nécessitant du droit et de la régulation.
Ce qui différencie, entre autres, le métavers du web, c’est sa temporalité. Dans le métavers, l’interaction est immédiate et le contact plus direct que sur les réseaux sociaux, du fait de l’utilisation d’un avatar qui représente la personne. Sur les réseaux sociaux, les individus réagissent plutôt à ce que quelqu’un dit ou fait de manière différée, voire sur un temps long. Les métavers les plus célèbres sont ceux où l’on joue depuis deux décennies (Second life, World of Warcraft, qui sont des jeux de rôle en ligne massivement multi-joueurs – ou massively multiplayer online role-playing game). Plus récemment, de nouveaux mondes virtuels immersifs ont permis des défilés de mode, des concerts ou des opérations marketing pour des marques (par exemple dans Decentraland ou The Sandbox).
L’une des questions centrales est celle de la régulation. Quelle entité doit gérer les identités numériques ?
C’est une question juridique cruciale. Incombe-t-il aux États de réglementer l’identité numérique dans les métavers, à l’image des identifiants d’accès aux services publics (FranceConnect) ? L’usurpation d’identité ou les fausses identités représentent déjà des problématiques centrales dans le monde physique ou digital. Cela pourrait s’amplifier en « phygital », dans le métavers, où les avatars sont couramment utilisés.
Par ailleurs, faudra-t-il imposer par la loi une interopérabilité des différentes plateformes de métavers ?
Il est envisageable qu’un autre monde virtuel émerge, échappant à notre contrôle économique et devenant plus puissant que nos États. À titre de comparaison, la piraterie informatique génère actuellement plus d’argent chaque année que le produit intérieur brut de la majorité des États.
Sommes-nous face à des ruptures radicales dans le secteur numérique ?
Nous avons l’impression que le métavers est quelque chose de nouveau, parce que Mark Zuckerberg, fondateur et PDG de Meta, a annoncé en 2021 qu’il investissait massivement dans ce domaine. Or des formes de métavers existent depuis longtemps (Second Life est né en 2003), tous comme les IA génératives, qui ne sont toutefois devenues grand public qu’en novembre 2022.
Pour ma part, l’essor du métavers pourrait résulter d’un « ras-le-bol » de la publicité et du contrôle des algorithmes sur les grands moteurs de recherche et les réseaux sociaux numériques. Le web 2.0 a été développé autour des années 2000, il était participatif, un web social de l’interaction, mais il a fini par être dominé par quelques multinationales.
Émergèrent alors des réflexions sur le web 3.0 reposant sur les blockchains, dont l’objectif est de permettre aux individus de contourner ces mêmes grandes entreprises et de s’approprier des structures décentralisées. Mais cette vision ne s’est pas véritablement concrétisée à ce jour. Les développements actuels du métavers, ou web 4.0, pourraient permettre de revenir aux origines du web, en donnant l’opportunité aux gens d’être aux manettes à la place des multinationales.
Voilà la nouveauté du métavers : un renouvèlement de l’expérience des échanges virtuels et à distance (web, réseaux sociaux, appels et discussions en visio…), ce qui est intéressant à examiner d’un point de vue juridique.
Métavers : Il est envisageable qu’un autre monde virtuel émerge, échappant à notre contrôle économique, et plus puissant que nos États.
Céline Béguin , Enseignante-chercheuse en droit privé
D’un point de vue juridique justement, en est-on aux balbutiements ?
Le vide juridique n’existe pas, les textes de principe trouvent toujours à s’appliquer. Toutefois, les plateformes du métavers ont le pouvoir de créer leur propre système avec ses règles et ses juges.
En tant qu’utilisateur, vous serez obligé de les respecter, sans avoir toujours compris ce que recouvre la case d’acceptation des conditions d’utilisation que vous aurez cochée avant d’y entrer.
Dans le métavers, comme ailleurs, personne ne lit les conditions générales d’utilisation qui régissent les relations contractuelles.
Les créations virtuelles pourront être protégées par la propriété intellectuelle, mais certaines adaptations seront nécessaires.
Les conditions d’utilisation du métavers pourront avoir une influence considérable. Nous pouvons faire un parallèle avec des photos publiées sur un compte public d’Instagram pour lesquelles un juge américain a retenu que la photographe ne pouvait se plaindre de leur réutilisation gratuite dans une publicité.
Quel sera le métavers intéressant à utiliser alors ?
Le métavers ne se limitera pas à un espace de divertissement, mais deviendra un lieu de travail ou encore un lieu de formation, par exemple pour tester des procédures de sécurité en cas de crise.
Il faut rappeler que 85 % des emplois de 2030 n’existent pas encore, selon une étude Dell et l’Institut pour le futur. En tant qu’enseignants, nous ne savons pas quels métiers exerceront les étudiants à terme, on cherche donc à développer leurs compétences et leurs capacités d’adaptation. Il faut les sensibiliser aux aspects juridiques des technologies émergentes. Nos recherches servent à proposer des cours plus innovants, avec convergence du processus combinant recherche, formation et innovation.
Plus largement, quels sont les champs lies au numérique sur lesquels portent vos recherches universitaires ?
Je m’intéresse à la fois aux données personnelles et aux droits des personnes et je décline mon travail en fonction des évolutions technologiques (intelligence artificielle, blockchain, objets connectés…) et sociétales (essor des réseaux sociaux numériques…).
J’ai écrit par exemple sur la fin de vie et le numérique, à savoir le testament numérique, les données personnelles et la mort, les agents conversationnels qui reprennent la personnalité du mort ou encore les algorithmes d’intelligence artificielle qui poussent au suicide à force d’imposer le visionnage des vidéos de suicide et de mutilation…
Je travaille beaucoup sur les données et le partage de données (pour la justice, dans le secteur agricole ou des assurances…).
Les problématiques numériques évoluent : j’avais débuté en m’intéressant à la surveillance des salariés, ou aux preuves que peuvent constituer les emails, les captations vidéos et les SMS.
Les textes juridiques évoluent également, notamment avec l’entrée en vigueur en Europe du Règlement sur les services numériques, ou Digital Services Act, le 25 août dernier*.
Justement, comment la protection des données personnelles a-t-elle progresse pour les internautes ?
Lorsqu’une réglementation est mise en place, les entreprises doivent d’adapter. Par exemple, Apple a renforcé la protection des données personnelles sur ses appareils suite à une sanction de 8 millions d’euros infligée par la Commission nationale de l’informatique et des libertés en 2022.
De même, Tik Tok évoque la mise en place de mesures visant à protéger les mineurs, mesures qui ont en fait été dictées par la condamnation de la société dans plusieurs pays européens à des amendes pour manquement à la protection des données personnelles, qui se chiffrent en centaines de millions d’euros.
Pour revenir au Règlement sur les services numériques, il donnera du fil à retordre aux grands opérateurs qui devront, souvent malgré eux, renforcer véritablement la protection des consommateurs de services numériques.
Toujours au niveau européen, qu’en est-il de la création d’un marché unique des données et comment le métavers s’inscrit-il dans cette démarche ?
L’Europe a commencé à investir dans la création d’un marché unique des données européen (qui permet la libre circulation des données au sein de l’UE, NDLR) en 2018. Il est nécessaire maintenant de travailler sur les aspects juridiques liés à l’utilisation de nouvelles infrastructures techniques permettant la circulation des données. Par exemple, les « jumeaux numériques », qui sont des technologies immersives alimentées par des données numériques, sont de plus en plus utilisés dans l’industrie, comme dans le secteur automobile ou celui de la santé, pour entraîner les professionnels et vérifier la sécurité des produits et des procédures.
Autre exemple de jumeau numérique : le BIM (Building Information Modeling, méthode récente de gestion des projets de construction basée sur une maquette numérique 3D) qui est un outil puissant. Le métavers est déjà très investi par des entreprises du secteur immobilier. Les Smart cities (villes intelligentes), qui utiliseront des technologies conversant entre elles, pourraient s’appuyer sur le métavers.
Plus généralement, le métavers représente une nouvelle façon de penser le travail de groupe pour les entreprises, différente de ce que nous connaissons actuellement avec le travail sur site/ en télétravail. Il ne se limite pas à des jeux, ou à devenir toiletteuse pour chien dans Second Life.
La disruption portera sur la manière de faire évoluer les structures de nos sociétés, mais aussi dont on érige des immeubles, dont on gère l’eau… L’encadrement juridique évolue alors également. C’est ce qui m’intéresse.
*Les obligations prévues par ce texte concernent en premier lieu les « très grandes plateformes en ligne » et les « très grands moteurs de recherche ». Les autres intermédiaires proposant des services en ligne seront concernés à partir du 17 février 2024, l’exemption de certaines obligations est prévue pour les entreprises n’atteignant pas 45 millions d’utilisateurs.
Céline Béguin, enseignante-chercheuse en droit privé, référent numérique Pix+Droit
Laboratoire : THEMIS-UM | Laboratoire de droit