Décryptage #3 | Rupture[s]

Entretien avec Anthony Terriau

Magazine Science & Société | Décryptage #3 | Rupture[s]

Aujourd’hui, les investissements dans l’éducation, la formation ou encore les nouvelles technologies ont un impact majeur sur le fonctionnement de notre économie.


Doit-on mettre en place des politiques publiques pour les stimuler ?
Si oui, sous quelle forme ?
Anthony Terriau, enseignant-chercheur en économie, se pose aussi la question. 

 

 Selon vous, quelle serait la définition économique du mot rupture(s) ?

Pour un économiste, le terme pourrait être associé au mot « choc » qui correspond à un changement majeur. On parlera, par exemple, d’un choc de productivité, d’emploi, de demande ou d’offre.

 Quels sont donc ces chocs que vous avez observés durant votre carrière ?

On s’intéresse à l’impact de chocs individuels sur les trajectoires de carrière. On peut s’interroger, par exemple, sur l’impact d’une perte d’emploi ou d’une dégradation de l’état de santé d’un individu sur son parcours professionnel et sa trajectoire salariale. Nous nous intéressons également à l’impact de ruptures plus profondes, comme celles liées aux nouvelles technologies par exemple, l’essor de l’intelligence artificielle, qui va profondément modifier la structure de l’emploi, faire apparaître/disparaître certains métiers, et faire émerger de nouveaux besoins de formation.

 Concernant le projet intégral qui débute en janvier 2024, pourquoi avez-vous choisi de travailler sur les politiques optimales ?

La littérature économique est majoritairement anglo-saxonne. Naturellement, la plupart des travaux se focalisent sur les États-Unis. Il y a donc, de fait, un déficit d’information sur les politiques à mener dans le cas français. Notre objectif est d’aiguiller le décideur public sur les politiques à mener en France en matière de soutien aux investissements. Il faut pour cela réunir des compétences en traitement de données, économétrie, modélisation et simulation, et disposer d’équipements informatiques performants. C’est l’objectif de notre projet.

 Quelles sont les questions qui vous intéressent particulièrement ?

Par exemple, des questions de politiques fiscales. En France, l’impôt sur les sociétés dépend principalement de la taille des entreprises, avec un taux d’imposition réduit pour les PME.
Or, de nombreux travaux suggèrent que ce ne sont pas les petites entreprises qui créent de l’emploi mais plutôt les jeunes entreprises (qui sont majoritairement petites). Les petites entreprises regroupent à la fois des starts-up, avec un fort potentiel de création d’emploi, et des entreprises vieillissantes ou peu productives. Il serait donc plus opportun de concevoir un impôt sur les sociétés qui repose à la fois sur la taille et l’âge des entreprises plutôt que sur un critère unique de taille.

En modifiant le design de l’impôt sur les sociétés, on pourrait augmenter l’emploi sans dégrader les finances publiques.

On s’interroge sur la politique optimale de soutien aux investissements.

Anthony Terriau , enseignant-chercheur en économie

 Quels critères appliquez-vous ? Ne sont-ils pas forcement subjectifs ?

En tant qu’économistes du travail, nous nous intéressons naturellement au taux de chômage et au taux d’emploi. Pour déterminer la politique optimale, on s’appuie également sur la notion de bien-être (welfare) qui s’intéresse à la satisfaction éprouvée par l’ensemble des individus au sein d’une société.
Ces critères font généralement consensus dans la littérature.

Prenons aussi l’exemple de l’investissement dans l’éducation. Sous quel prisme allez-vous mener votre étude ?

Aux États-Unis, il existe un crédit d’impôt pour les travailleurs à bas revenus (Earned income tax credit -EITC), dont la générosité varie en fonction de chaque état. Il a été constaté que, dans les états où ce crédit d’impôt a augmenté, le taux d’éducation s’est sensiblement réduit. En augmentant le salaire relatif des travailleurs peu qualifiés, on réduit le rendement des études.
Les individus vont alors quitter plus précocement le système scolaire et accepter des emplois moins qualifiés/rémunérés. C’est un paradoxe : une politique qui se veut redistributive et pensée pour réduire les inégalités va finalement dégrader la performance globale du marché du travail, sans parvenir à réduire les inégalités. Notre projet vise à analyser si certaines politiques françaises peuvent produire ces effets pervers. On peut penser, notamment, à l’effet des allègements de charge sur les bas salaires mis en place dans les années 2000 (réduction générale des cotisations patronales, ex-réduction Fillon).

De vos travaux jaillissent autant de petites ruptures : comment vos résultats parviennent aux décideurs et au grand public ?

Le laboratoire est membre fondateur de la Fédération de recherche CNRS « Théorie et évaluation des politiques publiques » qui organise tous les ans des conférences de présentation des travaux. Nous sommes aussi périodiquement conviés dans certains organismes ou ministères pour présenter nos résultats. Le projet Intégral poursuit, en ce sens, un double objectif : améliorer notre compréhension de la dynamique du marché du travail et fournir des recommandations précises de politiques publiques.

 

Anthony Terriau, enseignant-chercheur en économie et coordinateur du projet INTEGRAL (Impact of New Technologies, Training and Education on firm GRowth And Labor market trajectories)

Laboratoire de recherche en économie GAINS