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Orelsan, une nouvelle leçon de « hip-hop management »

Orelsan, une nouvelle leçon de « hip-hop management »

Après avoir « lâché » 24 heures plus tôt le morceau intitulé L’odeur de l’essence, Monsieur Aurél’ (OrelSan en japonais) nous livre, le 19 novembre, son dernier « grand cru » intitulé Civilisation. Dans ce quatrième album, le rappeur normand de 39 ans aborde les grands challenges de notre société de façon chirurgicale, et avec un cynisme va qui certainement (encore) susciter des réactions épidermiques. L’œuvre est un témoignage nouveau du dialogue nécessaire entre cet objet de recherche longtemps marginalisé, utilisé ou survolé, et nos théories managériales.

Introduction au Hip-Hop Management, 2014, par Jean-Philippe Denis. Editions EMS 

Mis au jour à la fin 2014 par Jean-Philippe Denis, professeur des universités en sciences de gestion à l’Université Paris-Saclay, le Hip-hop Management est un concept qui repose notamment sur trois concepts forts que sont l’exemplarité, le mimétisme et le calcul. Directement inspiré d’observations sur le temps long des acteurs du hip-hop (entendu dans une acception large, de l’ancien patron d’Apple Steve Jobs jusqu’à Eminem en passant par Jay-Z), l’auteur élabore une critique forte des concepts traditionnels de management, à l’appui de ces trois comportements stratégiques fondamentaux.

 Orelsan, seul contre tous ?

En s’inspirant directement de cette idée selon laquelle cette industrie du hip-hop est à la fois le témoin de grandes évolutions sectorielles, le laboratoire d’innovations managériales et le terreau d’une critique radicale du management business as usual, nous avions pris le sillon de cet ouvrage pour nous intéresser aux stratégies marketing de rappeurs comme PNL ou Jul, ou encore pour étudier les stratégies relationnelles de rappeurs tels que Fianso (à paraître).

 

Dans le monde du rap, le rappeur détonne. Son style est reconnaissable entre mille, tout comme son positionnement récurrent en « victime », loin des clichés à la testostérone qui ont la peau dure lorsque des non-initiés parlent d’un genre musical qu’ils connaissent peu. Culture jap’ assumée, cynisme, second degré (voire plus), critique de son propre art : l’artiste est un individu complexe et le mimétisme n’est pas sa plus grande caractéristique.

Son univers reste difficile à saisir en première lecture, comme d’autres avant lui, et certains le placent d’ailleurs « dans lignée de Renaud ou Brassens » ». L’auditeur plus âgé lui, verra peut être avec le morceau La Quête, un clin d’œil à Jacques Brel qui chantait un titre du même nom. Une autre forme de mimétisme ?

Son origine géographique caennaise aussi détonne, car Orelsan n’est pas issu des grands ensembles périurbains comme nombre de rappeurs à succès. Il l’assume d’ailleurs ouvertement en se présentant comme le « plus connu de sa ville avec Guillaume le Conquérant » (Casseur Flotteurs Infinity). Il la revendique même : au lendemain de la sortie de Civilisation, le Normand a ainsi fêté la sortie de l’album avec les supporters du club de Caen, qui évolue en Ligue 2, au stade Michel-D’Ornano. Qui lui ont bien rendu l’hommage : après une triste défaite (0-1) face au Paris FC, les tribunes ont entonné un titre du rappeur en détournant les paroles :

 

Un épisode dans la lignée de cette authenticité que nous avions déjà observée chez le rappeur Jul par exemple.

S’il rappe le quotidien et l’inavoué (« Les choses que j’ose dire à personne sont les mêmes qui remplissent des salles », La Quête), cela n’empêche pas le rappeur de se positionner au sein du rap game, en citant (et ce sont les seuls cités dans l’ensemble de l’album) les rappeurs du groupe PNL (« Soirée karaoké, je chante “Au DD”, Ademo, c’est ma sœur », Seul avec du monde autour). Ainsi, il se place de façon surprenante en fan de ce groupe discret qui a pour caractéristique principale de ne nouer aucune collaboration en dehors des Tarterêts, leur quartier d’origine dans l’Essonne.

 Gestion des attentes et buzz strategy

Sur la méthode du succès, Aurélien Cotentin (de son vrai nom) n’est pas en reste. C’est un modèle de gestion des attentes et de stratégie de buzz qu’il nous propose ici. Après avoir fait monter la température avec la sortie d’un reportage sur Amazon Prime Video intitulé Montre jamais ça à personne et quatre ans après son dernier album, il ravive le lien affectif avec sa fanbase, ce qui n’est pas sans rappeler la stratégie de rareté du groupe PNL.

Ce faisant, il élargit également fortement son audience, avec une stratégie de rebond intrafamiliale. Le reportage est l’occasion pour les fans d’ouvrir le monde de leur rappeur préféré à leur famille, tournant ainsi un peu plus la page de son procès pour incitation à la violence envers les femmes dans lequel il a été relaxé en 2016.

On y découvre ainsi le rappeur en train de se lancer, d’amorcer sa carrière et de devenir celui que l’on connaît, entre amitiés, doutes, problèmes du quotidien et jobs alimentaires. Après ce coup de polish documentaire de la mi-octobre 2021, il rend disponible son premier extrait L’odeur de l’essence qui atteindra en huit heures le million de vues sur YouTube, et les 4 millions au cœur du week-end.

Le morceau est cinglant, et le clip apocalyptique fait écho à un style dont l’artiste est coutumier (voir par exemple Suicide social, sorti en 2013). Il entraîne l’auditeur dans une noirceur profonde qui embrasse de vastes sujets : ravages de l’extrémisme politique, désillusion démocratique, capitalisme débridé, dérives médiatiques, idéologies woke et cancel culture, pensée binaire et rejet de la pensée complexe, système éducatif fragilisé, collapsologie et changement climatique. Le constat est radical, les mots sont tranchants et le morceau place l’auditeur dans « un avion qui va droit vers le CRASH ».

 

Cette fin soudaine du morceau renforce les attentes autour de l’album dont la sortie est prévue le lendemain même. Des premières écoutes arrivent chez les observateurs avisés (ci-dessus chez le journaliste spécialisé hip-hop Olivier Cachin), et la rumeur se répand d’une œuvre singulière et majeure pour l’artiste.

La crainte de l’échec commercial était déjà largement réduite car l’album Civilisation a été certifié disque d’or en précommande, avant sa sortie. L’essai sera rapidement transformé puisque les albums en éditions limitées s’échangent déjà à prix d’or. La raison ? L’album, qui compte 15 morceaux, est commercialisé en 15 versions différentes, une par chanson, dont certaines sont limitées à quelques centaines d’exemplaires.

 

 Une critique du management ?

L’exercice auquel se livre l’auteur dans ses textes est quasi-anthropologique. Ce diplômé de Master à l’EM Normandie (à l’époque Sud Europe), réserve une place importante bien qu’elle ne soit pas centrale à la critique du travail et des modes de management. En dressant un constat radical et noir, il confronte à l’occasion la pensée et les pratiques managériales, et les met à l’épreuve de l’Anthropocène.

Il aborde par exemple les données personnelles et leur usage par les GAFAM (« que d’la data pour les GAFA, bâtard t’es rien qu’une donnée », Civilisation), même s’il s’arrête au constat. Le morceau Manifeste lui, fait l’archéologie d’un dialogue social à bout de souffle. Plongé au cœur d’une manifestation, le narrateur se retrouve dans un monde qu’il ne comprend pas, où des revendications hétérogènes s’entrechoquent sans convergence ni régulation interne. L’affaiblissement des corps intermédiaires est ici disséqué, et lorsque la situation s’envenime, l’importance de ces corps de régulation et de représentation (syndicats, partis politiques, etc.) pour éviter l’implosion sociale est mise au jour.

Concernant le travail, Orelsan évoque aussi l’augmentation contemporaine de la charge de travail et le surmenage (« Génération burn-out, sous pression, courir après des chimères de perfection », Rêve mieux), mais sa formule interroge. Le burn-out est-il un phénomène générationnel ? Est-ce un mal contemporain, ou un mal historique reconnu récemment ? Le concept même de génération a-t-il du sens ?

Même question plus loin, avec la fin de la Génération Z (« Génération Z, parce que la dernière », L’odeur de l’essence). Est-ce ici une critique de l’approche générationnelle, telles que d’autres ont pu exister ? Classer les individus selon leur vécu sociologique commun et leur attribuer synthétiquement un corpus d’attentes personnelles et professionnelles ? La réponse semble ici dans l’œuvre elle-même : du haut de ses 39 ans, Orelsan n’appartient évidemment pas à cette génération Z (personnes nées après 1995) et pourtant, il semble s’y identifier.

 Quel devenir pour le Hip-hop Management ?

Après ce nouveau récit qui illustre la richesse de l’industrie du rap, plusieurs axes de recherche s’ouvrent légitimement, pour poursuivre la structuration théorique du champ du Hip-hop Management. Les stratégies de visibilité, la gestion des attentes ou encore les stratégies relationnelles sont des points d’intérêt déjà identifiés. Parmi ces stratégies relationnelles, les effets de l’appropriation des marques par les rappeurs sont particulièrement intéressants (Moha la Squale et Lacoste par exemple), et retiennent notre attention depuis quelques années.

Ce que nous apprend ici Orelsan, c’est que le rap est aussi un terrain aux pratiques nouvelles qui peuvent éclairer nos théories classiques (souvent construites ailleurs et pour d’autres contextes) et accompagner leur nécessaire recontextualisation. Ainsi, il s’agit peut-être tout particulièrement d’un terrain réflexif pour les chercheurs en management qui ne se positionnent pas seulement dans une perspective d’aspiration des best practices dans un contexte donné.

Il y aurait certainement à élaborer avec cette industrie notamment, des théories et des pratiques managériales en phase avec l’époque, et connectées au réel. Plus fondamentalement encore, la substance du Hip-hop Management est-elle dans le comportement des acteurs, dans leurs discours, ou dans leur œuvre ? L’idée d’une analyse textuelle des textes de rap paraît séduisante, mais risque de produire des résultats superficiels. La mission peut ainsi paraître complexe, et heureusement Orelsan nous nous rappelle que « ce qui compte c’est pas l’arrivée, c’est la Quête » (La Quête).

 

Auteurs :
Hugo Gaillard - Enseignant chercheur en sciences de gestion et chargé de cours en GRH à Le Mans Université | Laboratoire ARGUMans
Tarik Chakor - Maître de conférences en sciences de gestion, Aix-Marseille Université (AMU)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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