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Inéligibilité des candidats politiques : le juge pénal peut-il trancher à la place des électeurs ?

Inéligibilité des candidats politiques : le juge pénal peut-il trancher à la place des électeurs ?

En démocratie, toute personne peut-elle, quelles que soient ses idées ou ses actes, se porter candidate à un mandat électif public ?

La question se trouve aujourd’hui sous le feu roulant de l’actualité dans la mesure où certains ont appelé à rendre inéligible un candidat déclaré à l’élection présidentielle de 2022 – Eric Zemmour pour ne pas le nommer – en raison d’infractions pénales commises dans le passé ou présumée et en attente de jugement.

Cette tentation est toutefois loin d’être inédite. Depuis la Révolution de 1789, il est acquis que des règles d’incompatibilité et d’inégibilité permettent de limiter l’accès à certaines fonctions (ministres, magistrats…) ou mandats publics (maires, parlementaires, président de la République…).

Tandis que l’incompatiblité permet en principe à un candidat satisfaisant aux conditions légales et réglementaires de se présenter à n’importe quelle élection politique mais l’oblige à faire un choix s’il remporte le suffrage entre deux fonctions ou mandats, l’inéligibilité lui interdit de se présenter et l’empêche ainsi d’être élu.

 

 Un moyen d’empêcher une candidature de façon préventive ?

Alors que les incompatibilités proscrivent par exemple le cumul des mandats présidentiel et parlementaires, l’inéligibilité interdit notamment à ceux qui ne satisfont pas à certaines conditions d’âge et de nationalité ou qui sont privés de leurs droits civiques (droits de vote et d’éligibilité entres autres) de concourir à une élection.

La déchéance des droits civiques peut notamment résulter de l’application de la loi pénale, puisque celle-ci peut assortir certaines condamnations d’une peine d’inéligibilité.

La question se pose dès lors de savoir si le législateur peut utiliser la loi pour empêcher de façon préventive certains candidats de se présenter à une élection, en raison de faits qui contreviendraient aux valeurs cardinales de la société que le droit pénal vise justement à protéger.

Cette question est complexe et amène à différentier plusieurs situations en raison de ce que rendent possibles les engagements internationaux de la France et la Constitution.

 Une mise en examen n’est pas une condamnation définitive

Il faut tout d’abord distinguer selon que la personne mise en cause a fait l’objet d’une condamnation définitive passée en force de chose jugée ou d’une « simple » mise en examen par le juge pénal.

Si elle n’est « que » mise en examen, le droit de chacun à la présomption d’innocence prime en effet, en vertu tant de la Constitution que de l’article 6.2 de la Convention européenne des droits de l’Homme.

Cette solution s’explique dans la mesure où une mise en examen n’est pas une pré-déclaration de culpabilité. D’après l’article 80-1 du Code de procédure pénale, cette mesure ne vise que :

« les personnes à l’encontre desquelles il existe des indices graves ou concordants rendant vraisemblable qu’elles aient pu participer, comme auteur ou comme complice, à la commission » d’infractions, afin de leur permettre d’exercer ses droits de la défense.


« Seule une condamnation pénale devenue irrévocable fait disparaître, relativement aux faits qu’elle sanctionne, la présomption d’innocence », rappelle la Cour de cassation. De ce fait le législateur ne peut prévoir de peine d’inéligibilité qu’à l’encontre d’une personne définitivement condamnée, soit parce que les voies de recours sont épuisées, soit parce que les délais pour agir ont expiré.

 L’interdiction des inéligibilités automatiques en matière pénale

La question devient alors de savoir si le législateur peut prévoir de rendre inéligible les personnes condamnées pour certains faits précis de façon automatique, par exemple des manquements au devoir de probité (corruption passive, prise illégale d’intérêts, concussion…) ou des faits de provocation à la haine raciale.

La réponse était positive de 1964 à 2010, puisque le Code électoral prévoyait certaines inégibilités de la sorte. De 1995 à 2010, son article L. 7 interdisait par exemple d’inscrire sur les listes électorales les personnes coupables de concussion, corruption, trafic d’influence, favoritisme, prise illégale d’intérêts, détournement de biens, intimidation contre les personnes exerçant une fonction publique, ou de recel d’une de ces infractions.

La volonté politique du législateur d’empêcher les candidats condamnés pour certaines infractions de se présenter aux élections primait en quelque sorte sur les droits civiques de chacun, au nom d’une certaine conception de l’intérêt général dont les représentants étaient seuls habilités à définir les contours.

Cette conception des choses a toutefois été remise en cause en 2010 par une décision du juge constitutionnel, sous l’effet conjugué des aspirations des citoyens à être davantage associés à la prise de décision publique et, peut-être surtout, de la dénonciation par les élus de l’excessive judiciarisation de la vie publique.

Alors que pendant près de 50 ans il était légalement impossible de se présenter à une élection politique si on avait fait l’objet de certaines condamnations, cette solution a finalement été proscrite par la décision n° 2010-6/7 QPC du 11 juin 2010 du Conseil constitutionnel : puisque celle-ci juge les inéligibilités automatiques contraires au principe d’individualisation des peines découlant de l’article 8 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen.

  L'inéligibilité comme sanction pénale complémentaire

Dire que la loi ne peut plus prévoir d’inéligibilité automatique à la suite de certaines condamnations, ne veut pas dire que toute inéligibilité est impossible en matière pénale. L’article 131-26 2° du code pénal permet en effet au juge de faire de l’inéligibilité une peine complémentaire. Sa durée ne peut alors en principe excéder dix ans en cas de condamnation pour crime et cinq ans en cas de condamnation pour délit.

Par exception, l’article 131-26-1 permet au juge de porter cette peine d’inéligibilité à « dix ans au plus à l’encontre d’une personne exerçant une fonction de membre du Gouvernement ou un mandat électif public au moment des faits ». L’article 131-26-2 du code pénal impose en outre « le prononcé de la peine complémentaire d’inéligibilité » à l’encontre de toute personne coupable de délits de violence, discrimination, escroqueries, terrorisme, manquements au devoir de probité, fraudes électorales, etc.

Cette solution est constitutionnelle puisque l’article précise que « la juridiction peut, par une décision spécialement motivée, décider de ne pas prononcer la peine prévue […], en considération des circonstances de l’infraction et de la personnalité de son auteur ».

 Le juge pénal doit-il être un « faiseur de roi » ?

Ces dispositions posent ainsi la question de savoir qui du juge ou du corps électoral doit arbitrer les qualités des personnes se présentant ou voulant se présenter à une élection politique au niveau national (ou même local).

En 2004, un ancien premier ministre avait été condamné à un an d’inégibilité en appel contre 10 en première instance. Tandis que les juges du premier degré avaient implicitement estimé qu’il leur revenait de s’opposer à la candidature (que chacun pensait probable à l’époque) de l’intéressé à l’élection présidentielle de 2007 en procédant à une application mécanique de la loi, les juges d’appel avaient, eux, tout aussi implicitement considéré que la décision de l’élire ou non devait revenir aux électeurs.

En l’état actuel du droit, c’est donc au juge qu’il revient, dans certains cas, de décider, en son âme et conscience, sous réserve de l’exercice par la personne condamnée de ses voies de recours, de la rendre ou non inéligible. Alors qu’en prononçant l’inéligibilité il prive de fait les électeurs de la possibilité de la voir candidater, en s’abstenant de le faire il ménage au contraire leur faculté de choix, à charge pour eux de l’éliminer de la course électorale ou au contraire de l’investir du mandat.

Derrière cette alternative se ressent la tension qui existe depuis le XIXe siècle entre l’État de droit et la démocratie : tandis que le premier fait du juge un rempart contre les foucades irrationnelles du peuple, la seconde s’en remet à la sagesse – réelle ou supposée – du plus grand nombre pour procéder en raison à un choix éclairé. La démocratie libérale tend traditionnellement à faire converger les deux, en faisant en sorte que le pouvoir trouve sa source dans la volonté du peuple mais que toute volonté du peuple ne puisse se transformer en acte sans le filtre des représentants (système de l’inégibilité automatique)… ou du juge (système de l'inéligibilité sur décision de justice).

  L’impossibilité d’inéligibilités en matière correctionnelle ?

Une dernière question reste en suspens : serait-il possible de permettre à un juge de rendre inéligible un candidat condamné en matière contraventionnelle (par opposition aux faits délictuels ou criminels) ?

La question se pose notamment pour les faits d’incitation à la haine raciale qui s’analysent comme un délit lorsque l’incitation est publique) (c’est-à-dire lue ou entendue par différentes personnes sans lien entre elles, par exemple lors d’une émission de télévision) et une contravention lorsqu’elle est privée (c’est-à-dire lue ou entendue par un nombre restreint de personnes liées entre elles, par exemple par la page privée d’un réseau social).

En l’état actuel du droit, l’article 24 alinéa 5 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ne prévoit de peine d’inéligibilité que pour les cas d’incitation publique à la haine raciale. Or, il est intéressant de remarquer que l’initiative de Fabien Roussel, le candidat du PCF pour l’élection présidentielle de 2022, en faveur d’un prononcé plus systématique par les juges des peines d’inéligibilité n’entendait pas revenir sur ce point. L’intéressé est en effet à l’origine d’une proposition de résolution à l’Assemblée nationale – dépourvue de portée juridique mais au caractère symbolique politiquement fort – demandant au garde des Sceaux d’inviter les « juridictions à faire preuve de la sévérité nécessaire à l’encontre des hommes et femmes politiques ou de celles et ceux qui sont parties prenantes du débat politique ». S’il voulait ce faisant que les députés incitent les magistrats à appliquer la peine complémentaire d’inéligibilité dans les condamnations de personnalités politiques pour provocation à la haine raciale, les infractions qu’il visait étaient bien de nature délictuelle et non contraventionnelle.

Le législateur aurait toutefois théoriquement toujours la possibilité de contourner cette difficulté en transformant en délit une contravention.

Mais rien ne dit que la manœuvre serait validée par le Conseil constitutionnel si elle vise en réalité un seul candidat, car il pourrait y voir un détournement de pouvoir, c’est-à-dire une mesure motivée par un règlement de compte politique plus que par l’intérêt général. Le garde des Sceaux Eric Dupond-Moretti s’est d’ailleurs opposé au vote de la résolution du candidat Roussel au motif que “la politique pénale doit demeurer générale et impersonnelle et ne peut viser nommément X, Y ou… Z”.

Dans tous les cas, la question reste entière : qui, dans une démocratie libérale, du juge ou du corps électoral doit être l’arbitre de l’incapacité d’un candidat à gouverner ? Le juge ? les électeurs ? Un mélange des deux comme actuellement ? L’élection présidentielle qui s’annonce pourrait être l’occasion pour les candidats de prendre position sur ce sujet sensible qu’il faudra tôt ou tard bien trancher.

 

Auteur :
Fabien Bottini
enseignant-chercheur en droit public à Le Mans Université | Laboratoire de droit Themis-UM (EA 4333)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.
Lire l’article original.

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