Décryptage #3 | Rupture[s]
Entretien avec Nathalie Richard & Aurélien Ruellet
Magazine Science & Société | Décryptage #3 | Rupture[s]
Dans cet échange, Nathalie Richard et Aurélien Ruellet nous invitent à reconsidérer les grandes ruptures scientifiques et épistémologiques du XVIIe au XIXe siècle, et à s’interroger sur leur véritable nature.
Qu’est-ce que le mot « rupture » évoque dans vos champs de travail respectifs ?
Aurélien Ruellet : Quand on travaille sur l’histoire des sciences à l’époque moderne et singulièrement au XVIIe siècle, le mot rupture évoque sans détour « la révolution scientifique », observable sous différents aspects. Il s’agit d’un concept introduit par le philosophe et historien des sciences Alexandre Koyré (1892-1964) pour décrire un bouleversement radical dans l’approche scientifique, principalement au XVIIe siècle autour de figures comme Galilée.
Nous n’utilisons plus beaucoup cette conception de la révolution scientifique, sauf quand nous avons besoin de l’enseigner en tant que jalon historiographique (voir encadré). Elle ne s’applique pas à de nombreuses situations, disciplines ou acteurs.
L’autre acception de la révolution scientifique est incarnée par un deuxième philosophe et historien des sciences, Thomas Kuhn (1922-1996), qui postule l’idée de changements de paradigme. C’est aussi un passage obligé dans nos enseignements et une conception qui a plus de profondeur, me semble-t-il.
Thomas Kuhn démontre que la conversion d’un groupe de personnes d’un paradigme à un autre est très rare : un paradigme en balaie vraiment un autre lorsque les tenants de l’ancien sont tous morts et qu’une nouvelle génération peut prendre le dessus. Thomas Kuhn nous permet de replacer les ruptures dans un temps qui n’est pas celui de la rupture intellectuelle brutale, mais celui de l’évolution des institutions et des communautés
Quelques définitions :
L’historiographie s’intéresse aux historiens, à leurs méthodes, à leur conception de l’histoire, à leur production ainsi qu’aux usagers de l’histoire.
L’épistémologie est l’étude critique et philosophique de la connaissance scientifique.
Nathalie Richard : Du point de vue de l’épistémologie (voir encadré), les philosophes des sciences Gaston Bachelard (1864-1962) et Georges Canguilhem (1904-1995) ont construit une étude critique fondée sur l’idée que la science, par essence, représente un arrachement, une véritable rupture avec nos connaissances du sens commun ou du quotidien. Ces notions sont intéressantes, mais du point de vue de l’histoire et de l’histoire sociale des sciences, cela fonctionne assez mal, car il existe de nombreux chevauchements entre les savoirs du sens commun et les théories scientifiques. Ces dernières se construisent avec les outils dont disposent les individus à un moment donné. Finalement, ne peut-on pas dire que les ruptures sont des constructions érigées a posteriori par quelques philosophes ou scientifiques ?
Nous, les historiens, observerions plutôt des « changements » avec des temporalités variables : à moyen et à long terme, ces changements peuvent avoir des effets considérables sur la manière dont on explique ou on se représente le monde, mais à court terme, ils ne sont pas marqués par un moment de rupture précis.
Prenons l’exemple de la théorie de l’évolution. Le naturaliste Charles Darwin (1809-1882) est loin d’être le seul à avoir élaboré cette théorie au XIXe siècle. Attribuer à son seul nom cette transformation théorique est déjà une simplification. D’ailleurs à l’époque, "L’Origine des espèces" (1859), n’a été, dans un premier temps, ni beaucoup lue ni bien comprise.
Pour cette raison, certains historiens des sciences ont parlé d’une « éclipse du darwinisme », car sa théorie n’a été véritablement adoptée en totalité qu’au début du XXe siècle avec l’avènement des théories sur l’hérédité et la génétique.
De manière générale, la rupture est une question d’échelle et de prisme. En 1800, la manière dont la majorité des gens se représentaient le monde, l’histoire du monde et le vivant était fortement imprégnée par le récit biblique. En 1900, cette représentation prenait en compte la théorie de l’évolution et s’envisageait sur un temps « long ». Si on se place à cette échelle, il y a bien une forme de rupture, ou de changement radical.
La rupture est d’ailleurs une notion que l’on interroge de manière complexe dans tous les domaines de l’histoire : la Révolution française est-elle un événement ponctuel et radical ou un long processus de transformation ?
Qui décide de la qualification d’une rupture en tant que telle et quid de ceux qui ont vécu ces ruptures ?
AR : Aujourd’hui, on a tendance à vénérer la rupture comme un marqueur de progrès, mais au XVIIe siècle, la notion de rupture était repoussoir. On était dans les héritages du Moyen-Âge, on cherchait à s’inscrire dans la tradition et le sillage des anciens, la nouveauté faisait horreur. Les autorités avaient même tendance à camoufler cette rupture pour rendre leur discours acceptable et respectueux des usages.
Il faut par ailleurs se méfier des fausses évolutions. Un cas assez emblématique pour les historiens des sciences est celui de l’alchimie. À la lecture des écrits des institutions scientifiques comme l’Académie des sciences, on peut avoir l’impression que, à la fin du XVIIe, début du XVIIIe siècle, l’alchimie a cédé rapidement le pas à des conceptions plus modernes de la matière.
L’Académie des sciences, créée en 1666, a rejeté frontalement et publiquement les pratiques alchimiques. Or, les membres de l’institution eux-mêmes continuaient à pratiquer l’alchimie, à l’image du chimiste Wilhem Homberg (1652-1715). Ce chevauchement des adhésions intellectuelles était aussi présent chez le physicien Issac Newton (1643-1727), par exemple.
Dans ce type d’exemple, on voit coexister des attitudes soit rétrogrades, soit modernes en fonction des situations d’énonciation et du rapport aux institutions, le tout de manière assez confuse. Il ne faut pas non plus oublier que de tout temps, il y a un intérêt politique à afficher ou taire une rupture.
Pour prendre un exemple contemporain, et je sors un peu de la période sur laquelle je travaille, on peut prendre l’exemple de l’énergie : chaque nouvelle source d’énergie (charbon, puis pétrole, gaz, nucléaire) n’a pas provoqué de rupture avec les sources d’énergie précédentes, mais a entraîné, dans presque tous les pays, un empilement.
Notre époque, plutôt positiviste, proclame souvent la nécessité de la rupture et de la disruption. Pourtant, dans les faits, les ruptures sont finalement plutôt rares.
NR : Dans l’histoire des sciences, il existe des auteurs qui se présentent comme des instaurateurs de rupture en construisant leur réputation de découvreur.
Un cas intéressant est celui du naturaliste Georges Cuvier (1769-1832) qui fait un parallèle entre l’histoire géologique de la Terre, qui aurait été marquée par des révolutions, et le contexte politique révolutionnaire. Il se présente lui-même comme une sorte de révolutionnaire de la science, de son vivant.
A contrario, d’autres auteurs, comme Charles Darwin, minorent la dimension novatrice de leurs travaux et reconnaissent qu’ils s’appuient sur les auteurs antérieurs.
Parfois la rupture est construite a posteriori et érige des auteurs ou des périodes en moment de rupture. Cela tient souvent à la construction de la mémoire collective ou du récit collectif, avec des connotations qui peuvent être souvent nationales, voire nationalistes.
De ce fait, la « rupture » n’est pas toujours située au même moment ni attribuée au même savant. Par exemple en 1909, l’anglais Charles Darwin sera célébré en héros de la science victorienne au moment du centenaire de sa naissance et du cinquantenaire de "L’Origine des espèces". En France, la même année, on célèbrera surtout le centenaire de la parution de l’ouvrage du naturaliste français Jean-Baptiste de Lamarck (1744-1829), "La philosophie zoologique" (1809), qui expose aussi une théorie de la transformation des êtres vivants.
Les ruptures sont des constructions érigées a posteriori par des philosophes et des scientifiques.
Nathalie Richard , Enseignante-chercheuse en histoire contemporaine
Est-ce que ces considérations sur les ruptures passées peuvent aider à éclairer le présent ?
NR : J’ai une position un peu radicale sur la question. Je pense que l’histoire ne nous permet pas de dire quoi que ce soit sur le présent, si ce n’est qu’elle nous apprend qu’il faut être prudent. Pour moi, la connaissance historique permet surtout l’apprentissage d’une posture critique et nuancée. L’histoire est un pas de côté.
Je ne crois pas que, du haut de sa chaire, un historien puisse porter un quelconque discours crédible sur le présent. S’il le fait, ce sera plutôt au nom de ses convictions, de ses engagements politiques ou sociaux dans le présent, ce qui est tout à fait légitime, mais non pas en s’appuyant sur sa connaissance. C’est peut-être pour cela que les sciences humaines ne sont pas bien vues actuellement : ce ne sont pas des sciences appliquées et conformistes, elles ne fonctionnent que si elles sont portées par l’esprit critique et l’idée de complexité. Par contre, il y a des exercices de pensée permis par l’histoire, tels que les exercices dits uchroniques : et si Hitler avait gagné la Seconde Guerre mondiale ? Et si Napoléon Ier n’avait pas été vaincu en Russie ? C’est une expérience de pensée philosophique, avec quelques éléments d’histoire, très stimulante intellectuellement.
AR : J’ai pratiqué cet exercice avec une classe de lycée de Rosny-sous-Bois il y a trois ans, dans le cadre d’un atelier encadré par les historiens Pierre Singaravélou et Quentin Deluermoz. Nous avions pris comme turning point, c’est-à-dire comme point de rupture, le procès de Galilée (1564-1642). Que ce serait-il passé dans l’histoire des sciences si Galilée n’avait pas été condamné par l’Inquisition pour avoir soutenu l’héliocentrisme ? Nous avions plusieurs hypothèses alternatives, dont celle de son suicide avant son procès ou s’il s’était rallié au géocentrisme.
Les élèves ont conclu que ces nouvelles hypothèses, même si elles s’étaient réalisées, ne changeaient pas grand-chose au cours de l’histoire. Seule la figure de Galilée aurait été écorchée et serait passée de celle du martyr de la science moderne à celle du savant plus ordinaire.
Nathalie Richard, enseignante-chercheuse en histoire contemporaine
Aurélien Ruellet, enseignant-chercheur en histoire moderne
Laboratoire : TEMOS | Temps, Mondes, Sociétés [ UMR CNRS 9016 ]